Tant qu’il y aura de l’argent
Texte paru dans Constellations, Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle (Mauvaise Troupe, Éditions de l’éclat, 2014).
Les débuts
Votre collectif fonctionne avec une caisse commune, pouvez-vous nous dire ce que c’est et comment ça marche ?
Paul Klee : La question de la mise en commun de l’argent s’est imposée à nous quand on a commencé à vivre ensemble. De fait, notre vision politique venait se confronter à notre vie quotidienne, remplir un frigo par exemple c’est quelque chose d’aussi trivial qu’essentiel. La communisation de l’argent a été une conséquence logique de cette situation. Au début, on a circonscrit la caisse à tout ce qui couvrait les frais de la vie commune : c’était une caisse de maison. Le principe, c’était que chacun mette de l’argent dedans quand il en avait ; et il fallait atteindre la somme qui nous était nécessaire pour vivre. Il y avait ceux qui n’avaient pas d’argent et ceux qui en avaient un peu… C’était simple : quand il y en avait, il y en avait, et inversement ! Assez rapidement, on a vu que c’était trop bête que chacun garde de l’argent de côté.
Comment en êtes-vous venus à décider d’aller encore plus loin dans la mise en commun ?
Pieter Brueghel : Ça nous est apparu évident après un voyage que nous avons fait ensemble. On était sept, et plutôt que chacun compte pour lui tout seul, on a calculé ensemble ce dont nous avions besoin.
Paul Klee : Et de retour de voyage, on a continué. On mettait tout l’argent dans la caisse ou sur le compte commun, et tout le monde se débrouillait pour trouver des thunes.
D’où tiriez-vous votre argent à ce moment-là ?
Pieter Brueghel : Tout le monde avait des aides sociales, ou très peu d’argent, certains allaient travailler de temps en temps. Quand on a tout mis ensemble, il n’y avait jamais assez et c’est là qu’on s’est obligé à aller un peu travailler. Les premiers chantiers, on les a faits à plusieurs, parce que c’était plus simple. Et on s’est très vite retrouvé à dix à faire le même travail en même temps.
Paul Klee : Je pense que le premier grand truc qu’on a fait tous ensemble, c’étaient les foires : il s’agissait de décharger des camions et de pousser des caisses. Après, j’ai eu un boulot de livreur de pizzas. Le patron était vraiment chouette, simple. Et j’étais payé au black. À un moment, j’avais autre chose à faire et je lui ai dit : demain je ne peux pas venir, mais il y a un pote qui peut me remplacer… et voilà.
Pieter Brueghel : Assez rapidement, on s’est retrouvé à s’organiser à six pour ce job.
Paul Klee : Le patron, il trouvait ça bien, tant que les pizzas étaient livrées, ça lui allait ! Il avait un seul compte sur lequel verser l’argent, un seul emploi à payer.
La boîte d’art plastique
Et aujourd’hui comment alimentez-vous la caisse ?
Pieter Brueghel : On accroche des toiles dans des expositions et des galeries.
Paul Klee : C’est un bon plan qu’on a trouvé, plus qu’un boulot qu’on a choisi.
Pieter Brueghel : Ce qui est marrant, c’est qu’en se mettant à travailler dans ce petit milieu de l’art, dans ses structures, les types ne savaient pas très bien comment nous traiter : comme une boîte, comme une bande ? Ils savaient juste qu’il y avait dix personnes qui savaient bien travailler, qui s’entendaient bien et avec qui il n’y avait pas de problèmes. Nous, on a toujours dit : si on se fait embaucher par une boîte ce ne sera que tous ensemble et sous certaines conditions. Quand ils disaient non, on trouvait une autre boîte. Et ça marche ! L’année dernière, on a en moyenne bossé l’équivalent de trois mois par personne.
Vous vous répartissez équitablement le travail ? Chacun y passe le même nombre de jours ?
Paul Klee : Ça ne se réfléchit pas comme ça. On n’aime pas le principe selon lequel chaque personne devrait bosser le même nombre de jours par an pour la caisse, on n’a pas ce rapport-là entre nous. Et puis par exemple, il n’y a qu’une personne qui peut faire le relais avec les employeurs. Curieusement, c’est sans doute ceux qui bossent le moins qui ont l’impression qu’il faudrait plus d’égalité. Ce qui est intéressant, c’est que depuis qu’on est rentré dans le « monde de l’art » de façon plus régulière, on a pu partager ce plan avec plein de camarades qui avaient besoin d’argent. On est en train de réfléchir à une structure qui nous permettrait de bosser directement pour des galeries et donc d’être plus nombreux à travailler.
Vous devez partir loin pour travailler, est-ce que cela ne limite pas ce qui se passe chez vous, pendant ce temps-là ?
Pieter Brueghel : Il n’y a que deux ou trois contrats par an, qui durent une à deux semaines et qui nécessitent d’être nombreux et où du coup nous devons être tous présents. Pour les autres contrats, c’est juste deux ou trois personnes qui partent. Comme c’est très spécialisé, il y en a qui ont plus les capacités de faire ceci ou cela. Il y a des personnes qui ne peuvent pas rentrer dans une galerie d’art, sinon elles vont tout casser, ou qui ne savent pas mettre un clou droit dans un mur !
Paul Klee : Il y en a aussi qui ne veulent pas se taper des heures et des heures avec des… des connards. C’est un super-plan thune, on n’a jamais gagné autant d’argent avec un boulot si léger, mais le côté « relationnel » est très lourd, on a affaire à des gros cons pleins de thunes…
Pieter Brueghel : Après, l’avantage c’est que c’est un monde où l’argent n’a pas vraiment de valeur, on est payé entre 25 et 30 euros de l’heure pour accrocher des tableaux… Et ce travail n’est vraiment pas dur, tu n’as pas mal au dos, pas de courbatures. Si tu es fatigué, c’est qu’il est tard !
« Construire une vision politique commune »
Avec les trois mois de travail annuel, vous couvrez l’ensemble de vos frais ?
Pieter Brueghel : En ce moment, le budget pour les 12 personnes (11 adultes et un enfant) de notre collectif, c’est 5500 euros par mois. Cela comprend tout : le gasoil, les assurances, les factures EDF, les courses, les drogues que l’on consomme, un nouveau pantalon, tout.
Cette organisation paraît être extrêmement liée au fait de vivre ensemble …
Pieter Brueghel : C’est évidemment lié au fait d’avoir une vie collective, mais également d’avoir une perspective politique commune.
Paul Klee : C’est clair que ça crée des choses… Ça me rappelle l’anecdote du tee-shirt. C’était lors du voyage dont on parlait tout à l’heure ; une semaine après le départ, il y a eu les premières discussions parce que quelqu’un avait acheté un tee-shirt à 5 euros et qu’il y en avait des moins chers. Ça a été la première et la dernière fois qu’on a parlé de dépenses et de l’argent de cette manière-là : quelqu’un avait dépensé sans demander… Ce que je veux dire, c’est qu’au début tu te méfies vachement. Puis tu fais le pas et ça marche parce que tu décides de faire confiance. Tu es prêt à mettre ton destin entre les mains de tes camarades. Ça fait huit ans que l’on fonctionne comme ça, on a eu des moments où pour certains c’était pas facile, il y a eu des pétages de plombs, pour des histoires d’amour ou autres. Si dans ces moments-là tu es dans une économie individuelle et que tu ne peux pas travailler parce que t’es trop mal en point, ça te met encore plus dans la merde… Dans un collectif comme le nôtre, tu peux te permettre de prendre du temps pour toi sans angoisser pour ta survie.
Pieter Brueghel : Ce qui a aussi été un grand pas, c’est l’achat de la maison dans laquelle on vit aujourd’hui. On a mis en commun tous les héritages, tout ce qui pouvait relever de l’argent individuel, et ça a permis d’acheter la maison.
« Plus de comptes personnels »
Donc les héritages, les cadeaux de Noël … tout cela est communisé ?
Pieter Brueghel : Noël, ça nous sauve un peu parce qu’à l’automne on n’a généralement pas de boulot. C’est là qu’intervient le budget prévisionnel « cadeaux de Noël ». On fait une estimation de ce que chacun va recevoir à Noël, et en général, cette somme nous permet de vivre jusqu’en janvier.
Paul Klee : Après, il y a aussi les cadeaux que tu gardes pour toi. Cette année, par exemple, ma mère m’a payé des vacances… Nos parents peuvent tout de même faire des cadeaux à leurs enfants, même si la plupart du temps, ça ne se passe pas comme ça. Le plus souvent, on les communise, car on vit dans cet esprit.
Pieter Brueghel : Mais une très grande partie de ce avec quoi on vit, c’est le salariat qui nous l’amène.
Vous avez des comptes bancaires personnels ?
Paul Klee : On en a, car pour certaines formalités administratives et aussi pour certains employeurs c’est nécessaire ; mais dès que quelqu’un touche de l’argent, c’est versé sur le compte commun.
Ces mouvements d’argent requièrent certainement une logistique particulière ?
Paul Klee : Les finances sont gérées par deux personnes qui tournent tous les six mois, et depuis un certain temps, c’est plutôt tous les ans. Les deux personnes gèrent toutes les finances, elles ont accès aux comptes par internet, elles payent toutes les factures. Pendant cette année-là, quand les autres reçoivent une facture, ils la leur filent. Une amende, ils la leur filent. C’est l’équipe finance qui fait plus ou moins ta paperasse en même temps, et quand tu as besoin d’argent, tu demandes, c’est purement technique.
Vous discutez de votre budget ensemble ?
Pieter Brueghel : Oui, depuis quelques années, on arrive à prévoir un budget trois mois à l’avance. L’équipe « finances » fait aussi les prévisions sur les prochains mois, ce qui nous permet de planifier les plans boulots. Comme ça il y a toujours de l’argent.
Paul Klee : Ça fait longtemps qu’on dit que l’on aimerait bien avoir une prévision pour au moins six mois, voire un an. Là, depuis un an et demi, on est arrivé au point où on peut plus ou moins prévoir pour trois mois ; avant on fonctionnait en flux tendu d’un mois sur l’autre. C’est comme d’arriver à garder de l’argent de côté, au cas où une bagnole tombe en panne… on n’a jamais réussi, sauf l’année dernière.
« Il n’y a pas de liberté à trouver dans le fait de s’acheter un truc pour soi »
On commence à percevoir ce que gagner de l’argent et surtout le communiser permet, mais est-ce que cela complique des choses ?
Pieter Brueghel : C’est finalement la question de la liberté individuelle qui est posée. Les gens qui ne nous connaissent pas nous posent souvent cette première question : si l’un d’entre vous aime boire uniquement du champagne hors de prix, ça pose un problème ? On n’a jamais eu ce problème-là, on se connaît, on se voit tous les jours, notre mode de vie est cohérent, tous ensemble. Il n’y a pas de liberté à trouver dans le fait de s’acheter un truc pour soi.
Paul Klee : Et s’il y a eu des problèmes entre nous pendant ces huit ans – et il y en a eu ! – ça n’a jamais été des problèmes d’argent, sauf l’histoire du tee-shirt !
Pieter Brueghel : Après, on a toujours dit, pour un héritage par exemple, si tu mets tant d’euros sur la table, ils rentrent, mais ils ne vont pas revenir. Ils sont pour une cause, tu ne peux pas revenir et dire : je veux mon argent ; il n’y a pas « son argent », il y a de l’argent qui rentre.
Et qu’en est-il en cas de départ ?
Pieter Brueghel : Il y en a qui sont partis vivre ailleurs pour plein de raisons. Ils avaient besoin de 10.000 euros et, après en avoir discuté, on a décidé de faire un grand chantier tous ensemble et ils sont partis avec le fric.
Vous ne laisseriez pas partir quelqu’un sans rien ?
Paul Klee : C’est arrivé. Il y en a qui sont partis sans rien demander et d’autres qui sont revenus quelques mois plus tard en demandant si ce n’était pas possible d’avoir tant d’euros, et effectivement c’était possible. Quand tu as vécu un moment ensemble, tu ne vas jamais laisser quelqu’un dans la merde.
Selon vous, la façon dont vous vous organisez va-t-elle dans le sens de l’abolition de l’argent, ou pour le moins de l’abolition d’une forme de rapport capitaliste ?
Pieter Brueghel : Entre nous, il n’y a pas de riche ou de pauvre, cette question ne se pose pas, personne n’a d’argent, mais on a tous de l’argent ensemble. D’un autre côté, avec ce truc du salariat, on reste dans ce monde, on ne s’en extrait pas, on ne peut pas s’arrêter d’y réfléchir, car on a besoin d’argent tous les jours et il ne tombe pas du ciel, malheureusement. On garde les pieds sur terre.
Paul Klee : Ça, c’est vraiment chouette, l’argent entre nous ça ne joue pas le rôle si important qu’il a partout ailleurs. C’est une question qui revient surtout quand il n’y en a pas.
Pieter Brueghel : Il y a deux choses qui n’existent plus et qui sont drôles quand tu as communisé l’argent : tu ne peux pas payer un coup à ton camarade au bar et tu ne peux pas non plus faire un pari avec lui. Ça ne sert à rien, ça revient au même : ton fric c’est son fric !
Paul Klee : Et quand tu fais un cadeau, il faut réfléchir aux choses, car c’est pas la valeur monétaire qui compte, c’est le même argent ! Et pourtant, on se fait des cadeaux !